Esthétique du numérique : rupture et continuité
Notes
"La perception humaine ne peut être réduite aux cinq sens. Au-delà de ce qu’on appelle les sens, l’homme perçoit ses mouvements, ses postures, les champs thermiques, le magnétisme, et certains rayonnements. Les deux derniers groupes de phénomènes n’ont pas une relation claire avec le système nerveux central, il est donc concevable d’affirmer que nous les subissons plus que nous les percevons. Par contre, la maîtrise de nos mouvements a une relation directe à notre perception du monde. La perception dépend aussi de nos activités, de nos moyens d’expression et de communication. « Une conscience qui n’aurait pas la capacité d’imaginer ne percevrait rien." p.10. L. Wittgenstein, Remarques mêlées, Paris, éditions TER, 1990.
p.6
"L’illusion, la confusion entre l’image et un référent, dépend des attentes du spectateur et ne se produit que s’il existe une interprétation plausible de la scène cinématographique. Le spectateur ne croit pas voir le réel, mais quelque chose qui « qui pourrait avoir été » selon la formule de Godard. Industrialisée, l’image cinématographique s’universalise et crée pour tout spectateur un mode unique d’illusion qui semble modifier, perturber, pervertir le rapport au réel. C’est un simulacre. Le spectateur de film, assis dans une salle obscure, n’est en principe ni dérangé ni agressé. Il est complètement enveloppé par des indices de réalité et rendu apte à répondre psychologiquement à ce qu’il voit et imagine." p.9
"Les conditions dans lesquelles le cinéma se donne à voir ont profondément changé. Des salles de plus en plus petites, des fauteuils conçus de façon à minimiser les interférences entre spectateurs transforment la vision d’un film en expérience singulière, difficile à communiquer, offerte à un grand nombre d’individus. Par le home cinema, le cinéma se montre dans l’univers familier, le téléviseur fait « zapper » entre l’image et le salon. L’expérience partagée est liquidée, et la reproduction de l’oeuvre, ainsi que le relève Benjamin « remplace son occurrence unique par une existence en série et en permettant à la reproduction de venir à la rencontre de celui qui regarde en toute circonstance, elle actualise la chose reproduite »20. Dans ce dispositif, la synthèse des expériences proposées ne se réalise pas, mais cela n’entraîne pas d’interrogation. Une synthèse n’a, a priori, pas de raison de se produire dans un tel cadre."
"Installé, le cinéma offre une autre vision remettant en cause non seulement la frontalité mais aussi la distance. La perception de l’espace varie avec la distance à l’objet : de près la longueur domine ; de loin ce sont les angles. Ce que Matisse nommait l’« amplification de l’image » n’est pas une homothétie, un agrandissement. L’image proche et de grand format perturbe une représentation qui doit, elle aussi, être perturbée. 42 L’installation, alternative à l’immersion, n’est pas une scénographie, le spectateur s’y engage avec son corps." p.14
"Alors que l’installation « classique » organise la rencontre entre un lieu et un concept, l’installation avec projection d’images et de sons affirme son propre espace et cohabite mal avec d’autres installations du même type." p.14
"Le terme « projection », apparu au XIVe siècle au sens de jeter, est utilisé en géométrie dès le XVIIe siècle. Au XIXe siècle, il est utilisé pour décrire le dessin en perspective, les dispositifs d’Alberti et Durer, la camera oscura et la lanterne magique. J.-L. Godard28 se livre à une reconstruction qui dit peu de Poncelet, rien de la projection mathématique, mais beaucoup du cinéma (sa relation à la caverne platonicienne, le spectateur prisonnier de son siège, etc.)."p.15
Erwin Panofsky a vu dans l’évolution de la représentation de l’espace, une progression inévitable vers l’espace subjectif systématique de la Renaissance. Il relie le développement de la perspective avec l’idée kantienne d’un espace infini préexistant à l’objet. Or, une telle définition de l’espace est en cause aujourd’hui.
Aujourd’hui, les supports (argentique, vidéo, infographique) se mélangent. L’image acquise sur pellicule est ensuite numérisée et/ou diffusée en vidéo, des images infographiques ou vidéo sont transférée sur pellicules. La bigarrure n’est que partielle, il y a domination du langage cinématographique dans sa version appauvrie, hollywoodienne.
Il arrive que l’outil conditionne la pensée et c’est particulièrement vrai pour les outils informatiques qui incorporent la pensée de ceux qui les programment. p.20
source: https://www.cairn.info/revue-l-observatoire-2010-3-page-10.htm#