Ugo/Wuthering Heights

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PETRONIN Ugo 2017 / 2018 AIX-MARSEILLE UNIVERSITY


« WUTHERING HEIGHTS » 2011 (UK 129min, 35mm couleur)

Réalisé par : Andrea ARNOLD (UK) Cinématographie : Robbie RYANS (UK) Histoire originale : Emily BRONTE (UK) Acteurs dans la séquence : Shannon BEER / Solomon GLAVE / Paul HILTON (UK)

« Wuthering Heights » est une adaptation cinématographique du roman éponyme (1847) d’Emily Brontë. Le film est tourné principalement dans le Nord du Yorkshire, en Angleterre.


Au 18e siecle, dans une ferme isolée du Yorkshire, Heathcliff, jeune enfant abandonné, et Cathy, la fille du propriétaire, vont développer un amour fraternel qui se transforme en passion impossible à l’âge adulte.


(00:24:04 – 00:28:04) Nous analyserons cette séquence à travers l’axe du corps pour savoir comment et en quoi Andrea Arnold nous donne à voir un corps qui se construit au présent, qui bâtit sa mémoire et son identité dans l’expérience sensible ? Cette séquence dure quatre minutes divisibles en quatre moments de même durée. Chacune de ces divisions temporelles fait appel à une dimension particulière du corps. C’est pour cela que nous avons choisis de suivre la trame chronologique de la séquence pour structurer notre analyse autour de ces 4 moments, comme pour suivre ce que traverse le corps. La première minute pose l’être humain comme l’égal de l’animal, avec la nature comme terrain de jeu commun, la deuxième montre le corps comme plastique et perméable, dans la troisième le corps est confronté à la morale par le langage et enfin dans la dernière minute, le corps est matière ou s’inscrit à la fois le social et le sensible. Nous montrerons comment des procédés cinématographiques particuliers participent à la construction sensible de ce corps et amène à l’hypothèse d’une pédagogie du sensible.


La séquence (24 :04) s’ouvre sur deux pluviers se poursuivant dans le ciel, en criant, comme par jeu. Dans cette démonstration de voltige entre la terre et le ciel, les corps expriment leur spécificité volante, comme s’ils voulaient se soustraire à la camera qui tente de les enfermer dans la stabilité du cadre et de la mise au point. Agiles et toujours en mouvement, les oiseaux n’ont de cesse de sortir du plan focal que l’opérateur tente de maintenir par de petits ajustements. A l’inverse, le plan suivant (24 :25) est fixe et la mise au point verrouillée sur le visage d’un jeune homme noir, c’est lui qui regarde ces oiseaux (en hors champ) avec un sourire et un soupir rêveur. Appuyée sur le bois d’une encadrure de porte, de petits mouvements nous font deviner son impatience. Il veut bouger, jouer, peut être comme ces deux chiens aux corps insaisissables (24 :30) qui bravent la boue et les herbes dans leur course poursuite effrénée. Ou bien veut-il faire partie du groupe d’oies (24 :39) qui flotte dans le ciel, et se divise doucement en deux. Des individus qui se séparent du groupe tout en maintenant la même trajectoire, en se suivant avec distance. D’une certaine manière ne serait-ce pas l’idée de distance que travaille ici Andrea Arnold ? Réduire la distance entre l’homme et l’animal par les plans de coupe (Oiseaux/chiens / visage humain) et par la représentation du jeu physique (la course poursuite) comme désir commun. La cinéaste pose clairement la nature comme un élément essentiel en la définissant comme le terrain de jeu partagé. Ce terrain de jeu c’est la lande du Yorkshire, introduite dans un plan d’ensemble, baignant dans un brouillard épais qui semble effacer à la fois la ligne d’horizon et les sons de la nature (24 :45). Le vent n’est plus qu’un léger filet pour nos oreilles, quelques oiseaux sifflotent au loin. Le cri des oies se perd dans les premières secondes, comme pour nous indiquer l’entrée dans une temporalité différente, de l’ordre du rêve ou du souvenir. Heathcliff sans doute se rappel. Les corps habillés des personnages sont ici centraux, filmés en plongée et de dos, en bas du cadre ils arpentent le relief jusqu’à atteindre le centre de l’écran. Heathcliff suit Cathy. Un lent panoramique vers le haut produit l’effet d’une mise à distance, les deux corps s’écartent de la ligne de perspective en descendant vers la gauche, comme pour s’éloigner d’un chemin tout tracé par la composition. Il n’y a pas de plan rapproché montrant le contact physique avec les éléments. Les corps sont loin, ils perdent de l’importance. La présence du paysage s’intensifie et celle des corps se réduit comme absorbée par la lande. Cette absorption des corps par la terre et le ciel est renforcée par l’utilisation d’un effet de camouflage rendu par les parties claires des tenues comme patchs du ciel brumeux et les parties sombres qui viennent se dissimuler dans la terre (Cathy haut noir) et la végétation (Heathcliff bas vert). Les corps se fondent dans le decor, les costumes ont été choisi pour cela. Dans ce processus d’intégration visuelle, ce sont les vêtements qui font se chevaucher les corps de Cathy et d’Heathcliff, jusqu’à ce que Cathy disparaisse en s’intercalant devant le corps du jeune homme, comme l’emboitement de deux figures, deux formes. La distance entre les personnages se réduit tout comme leur distance avec la nature. Cathy est à l’intérieur d’Heathcliff et la cinéaste coupe le plan à ce moment précis. C’est dans un raccord brutal dans l’axe - Cut Zoom Avant – que Cathy réapparait, on est maintenant en vue subjective, dans le corps d’Heathcliff, on suit - à l’aide d’un travelling avant - Cathy, de dos et en contre-plongée, cadrée a la taille. Il y a peu de profondeur de champ, beaucoup de vibrations, le vent balaye latéralement la robe et les cheveux de Cathy. La mise au point est de nouveau saccadée, défaillante, cherchant un point d’accroche. On éprouve ici les rudes conditions de marche dans la lande dont on trouve les échos directs dans les mouvements incessant de la camera, rappelant le documentaire. La camera éprouve comme un corps, enregistrant le relief de la lande par le mouvement. Ainsi ressent Heathcliff, il n’arrive pas à faire la mise point, son attention est volatile, il est confus. Soudainement (24 :56), avec son visage sur fond de brouillard, Cathy se retourne et regarde-la camera, regarde Heathcliff, (nous regarde), sourit, pour vérifier qu’il suit toujours, comme pour actualiser et ajuster le jeu de la poursuite. Toujours en contre-plongée elle prend ici l’ascendant sur la nature en recentrant l’attention sur son corps de manière à rééquilibrer leur relation à l’environnement. Cette image rapide et soudaine - qui n’est pas sans rappeler le portrait de la jeune femme au début de La Jetée de Chris Marker - ne fonctionne-t-elle pas comme un flash de mémoire ? Comme une mémoire qui semblerai se construire à l’écran, au présent tant pour le spectateur que pour le personnage ? Comme si cette image avait le potentiel de devenir un souvenir pour Heathcliff et de s’inscrire aussi, par identification, en nous. Comment reconnait-on ce potentiel ? « Rien ne distingue les souvenirs des autres moments : ce n'est que plus tard qu'ils se font reconnaître, à leurs cicatrices » (La Jetée). Andrea Arnold nous « engage comme sujet » pour reprendre Vincent Amiel, en utilisant une vue subjective, structurée par une mise au point changeante et dynamique, comme si l’on rentré à l’intérieur du système perceptif d’Heathcliff. Et c’est bien Heathcliff que Cathy regarde (24 :57), maintenant en plan moyen, un traveling d’accompagnement ramène le corps timide dans son contexte, marchant dans la lande humide, il arpente une dernière butte avant de regarder en vue subjective (25 :00) Cathy tomber sur la terre noire. Les corps dans cette première minute, à travers le désir et le souvenir, se suivent, volent, courent et marchent, sans aucun contact physique. Cathy et Heathcliff ne se sont pas parlés, ne se sont pas touchés. Les animaux et les êtres humains ont était mis au même niveau, des corps physiques qui bougent. Une première minute qui garde les corps à distance et qui les engage dans l’espace avec retenue.


C’est à la deuxième minute que la distance et la retenue sont rompues et que le mouvement du désir s’amorce. Cathy lance une poignée de cette terre lourde sur Heathcliff, surprenant son anticipation et la nôtre. S’en suit une bagarre aux rapports de forces amicales, passionnées et érotiques. Une impulsion qui libère de leur frustrations ces deux corps désirants (G.Deleuze) et ouvre une voie vers l’assouvissement. Heathcliff étale ce terreau sombre et gras sur le visage de Cathy, sur sa peau. Elle se débat en creusant dans le sol, en essayant d’échapper à la gravité du poids et la force de l’Autre. L’intensité de cet échange est rendue par un montage rapide et rythmé qui se retrouve au niveau sonore dans les souffles ainsi que dans le rire de Cathy. La camera tourne autour du couple, s’essayant à plusieurs échelles de plans, des très gros plans sur des doigts qui ressemblent à des vers de terre, des jambes qui frottent, des plans moyens sur les deux corps mêlés. La lumière brumeuse dans laquelle les corps baignent, ne donne aucun indice sur le moment de la journée, le soleil reste invisible. La cinéaste brouille les repères spatio-temporels et corporels pour exprimer la confusion des sens où se trouvent les personnages. Une confusion qui s’estompe par l’union, dont la terre va être le medium. Une terre qui fait de la place en se laissant creuser, qui couvre les mains, qui reste sur le visage. Des fragments de corps qui dialoguent avec la Nature par la peau et la terre. Ainsi ces deux textures, du corps humain et du corps nature s’expriment par leur qualité poreuse. La perméabilité est ici une condition nécessaire à l’échange de sensations entre les personnages, les corps et l’environnement, les corps deviennent moyens de connaissances. Dans ces plans très rapprochés, la plasticité du corps se manifeste par le tactile et la peau. Heathcliff matérialise cet échange sensible quand il serre trop fortement le poignet de Cathy : elle émet un son significatif « Ow ! » (Aie ! en français). Ce son est le premier son lié au langage, un langage qui sort pour ajuster la force du jeune homme, poser une limite. Le premier « mot » est un moyen de contrôle et de mesure de la domination, de la soumission et de la réduction du corps de Cathy. La lutte se poursuit, plus doucement, du sang coule et le mouvement s’arrête. Cathy maintenu dans un apaisement terrestre prend le temps de regarder le garçon dans les yeux. Un échange de regard, une communication non-verbale entre les visages, qui s’arrête en gros plan sur le visage maculé de terre de la jeune fille. Elle fixe la camera-corps-Heathcliff, ferme ses yeux, en toute sérénité, figurant sa mort dans l’union avec la terre. La caméra subjective se stabilise sur le visage puis en macro sur une fine branche de mousse ou s’attarde une goutte d’eau. La mise au point est devenue nette et précise et en s’arrêtant sur ce visage puis cette végétation, elle nous guide sur ce qui est maintenant acquis, sur ce qui importe pour le personnage - Cathy et la lande- et - pour la cinéaste : La relation sensible du corps a son environnement. Dès lors la lande, la nature ne nous apparait plus comme un simple décor du film, de l’histoire mais comme un personnage à part entière. Dans la troisième minute, l’environnement change et devient social, les corps sont montrés en plan d’ensemble en train de marcher dans un pâturage vers une maison (26 :00) Des corps calmés, cadrés entre l’enceinte de pierres, le brouillard et la nuit qui tombe. Ils sont pressés par ces éléments vers cette maison qui s’impose comme ligne d’horizon et point de convergence. Le lent panoramique gauche qui caractérise ce plan va intégrer dans le champ une vache, l’associant spatialement au deux marcheurs. La vache, symbole fort de la domestication de l’animal par l’homme vient s’opposer directement aux animaux du début de la séquence dont les corps étaient représentés dans leur agilité physique et libre de la présence humaine dans le cadre. Quand les deux corps passent le portail en travelling avant (26 :10), ils rentrent physiquement dans l’environnement normalisé de la ferme jusqu’à la confrontation verbale avec le père de Cathy. Camera à l’épaule, la confrontation se passe en plan moyen, le corps du père va se retrouver au centre du cadre, interposé entre le corps de Cathy et le corps d’Heathcliff. Ce corps parlant moralisateur - (« Bad child / How can I Love you/ I regret the day you were born / go on both of you / go and get out of those wet clothes / Ask god to forgive you both ») - inflige par la langue (26 :28) ce que d’autres infligerai par la violence physique, un ajustement à la morale puritaine Chrétienne. Cette morale s’incarne dans le corps du père. Un corps malade qui tousse en continu avec un visage livide et crispé (26 :21). Un corps affaibli qui donne en pâture de la chaire morte aux chiens. Heathcliff et Cathy ne disent rien. Heathcliff obéit, et quitte la scène en travelling rapproché (26 :36). Il traverse cet espace sombre et viscéral, dont tous les sons finissent par se confondre, bruits des glaires, des abats entre les mâchoires des chiens, des pas dans la boue. C’est ici sur la sensibilité auditive du corps que la cinéaste s’attarde, la langue et la morale s’inscrivent sensiblement dans les corps parce qu’il nous est donné le moyen d’entendre.

Dans la dernière partie, les deux personnages se changent dans l’intimité d’une petite pièce bleue. La douceur de l’action se retrouve dans le flou de la faible profondeur de champ. Heathcliff déboutonne la robe qui tombe et laisse apparaitre un fragment de peau laiteuse d’abord de la nuque, puis des deux pieds. Lui, enlève sa chemise et laisse apparaitre son torse (26 :56). La camera passe derrière le jeune homme et l’on aperçoit le temps d’une demi seconde l’inscription S.V cicatrisée sur la peau(27 :32). On reconnait d’abord la marque de l’esclave cicatrisée, la marque du fer chaud qui a brulé la peau. La marque d’une appropriation forcée du corps de l’autre, similaire en soit au marquage des vaches. Mais c’est aussi la peau-support, matière malléable dans laquelle ont peut inscrire, graver des informations et des expériences, comme le ferai deux amoureux dans le bois (26 :45). Passer d’une marque d’esclave a une marque d’amour n’est pas chose facile. En cherchant les possibles significations des initiales S.V dans les noms des personnages et des acteurs rien n’est sorti. C’est en tentant par intuition une traduction en latin que nous somme arrivés à une interprétation plausible. Une intuition qui c’est développer en suivant le regard de Cathy (27 :54) qui nous guide dans le champ vers le bois, les papillons (27 :57), la vitre qu’ils tentent de traverser. Des éléments qui rappelle l’univers entomologiste, les vitrines et les collections d’insectes. Pour les naturalistes, le latin est la langue des classifications. S. V. est un moyen de référer une entrée dans un dictionnaire ou une encyclopédie. En latin, Sub Voce « sous les mots » mais en italien sottovoce « sous la voix » issu du vocabulaire musicale. Donc « murmurer », ou d’en un sens plus figuré pour indiquer d’une personne qu’elle parle très bas. Les interprétations se bousculent « Sub Voce / Sous les mots » il y a la peau, le corps d’Heathcliff, un corps « sottovoce » qui ne parle pas. La marque devient le signe de son caractère, il est calme et ne parle pas de toute la séquence. Reste ce cœur, symbole de l’amour, de l’union. Un amour pour ce qui est sous les mots et la voix, pour le corps et ses sensibilités, pour les expériences partagées sans paroles. Mais la cinéaste nous montre avant tout une cicatrice qui réinscrit le corps du personnage dans le contexte social de l’époque et plus généralement le corps de l’acteur dans l’histoire sociale du corps. Elle réajuste notre perspective, pour être sûr de ne pas nous perdre dans une perception nostalgique de la beauté rurale et naturelle, socialement construite par une Angleterre blanche du 18e, raciste et esclavagiste. Une société dont Cathy est, malgré son amour et un certain humanisme, la descendante directe. Ainsi les corps de Cathy et Heathcliff s’opposent dans le Social et l’Histoire mais s’unissent dans la Nature et le Sensible.


En conclusion nous pouvons dire que la cinéaste enregistre sur la pellicule le corps dans son caractère sensible et matériel. Elle montre l’enregistrement des sensations dans le corps par l’utilisation d’un langage cinématographique propre, ou la camera semble toucher autant qu’elle filme. Par l’utilisation systématique de vues subjectives et d’une mise au point dynamique elle montre ce que ressent le corps et intensifie le sentiment d’identification pour le spectateur. Par l’usage répété des plans de coupe sur la faune et la flore elle insiste sur la relation sensible avec le vivant. Par des changements d’échelles extrêmes elle déhiérarchise la relation du corps humain a la nature. La parole et la langue sont raréfiées et représentées comme moyens de contrôles et d’ajustements moraux, tout comme le marquage au fer rouge l’était pour les esclaves et les fugitifs. D’une certaine manière la cinéaste admet la dimension sociale du processus de construction identitaire, mais elle vient placer le sensible comme sa dimension la plus significative. Comme un autre langage possible ?

Le corps se construit à l’écran d’une manière transversale, mêlant désir intuitif, expérimentation, normalisation et intériorisation. Cette construction par le sensible n’est rendu possible que par la présence conditionnelle de l’Autre. A la fois animal, animal-humain, corps, environnement, nature, c’est l’Autre qui accompagne l’être dans le processus d’acquisition d’expériences. C’est à travers le regard de l’Autre que la nature devient paysage (A.Cauquelin). Nous suivons du regard Heathcliff, qui suit Cathy, qui suit la Nature. Mais l’expérience sensible n’est pas linéaire comme un chemin et le corps doit se montrer perméable a cet Autre, dans son intégralité, dans son absolu. En emmenant et accompagnant Heathcliff dans la lande, Cathy lui transmet sa connaissance sensible. N’est-ce pas ce qu’Andrea Arnold et son directeur de photographie Robbie Ryan tentent de transmettre en créant la sensation d’un être au monde cinématographiquement (V.Amiel)? Un être au monde ou la hiérarchie entre être-humain et être-nature est abolie et ou la matérialité du vivant est reconnue dans l’échange sensible.

Ainsi, partager sa connaissance sensible en expérimentant avec les processus qui la construisent (cinéma) n’est-ce pas poser les bases d’une sorte de pédagogie du sensible entre l’Autre et le soi ?