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EN SORTANT DU CINEMA REF : Barthes Roland. En sortant du cinéma. In: Communications, 23, 1975. Psychanalyse et cinéma, sous la direction de Raymond Bellour, Thierry Kuntzel et Christian Metz. pp. 104-107.


Le texte de Roland Barthes « En sortant en cinéma » a été écrit sous l’EHESS en 1975 pour le numéro 23 de la revue Communications. Il s’agit d’un texte a la structure explicative, sous la forme d’un essai philosophique. Roland Barthes s’adresse directement aux lecteurs en s’énonçant a la fois comme le philosophe-auteur et le sujet du texte. Il va problématiser sa pratique du cinéma en partant de ce qu’il ressent en sortant d’une salle de cinéma. Il va en quelque sorte procédé a la « mise en intrigue » (Temps et récit Paul Ricœur, 1983) de cette pratique sociale.

Le cinéma est d’abord une salle de laquelle il sort dans un état hypnotique « il a sommeil » et « il se sent (...) irresponsable ». Dès le début du texte il pose la notion d’« hypnose » comme un élément constitutif du cinéma, mais surtout « de l’hypnose ce qu’il perçoit c’est le plus vieux des pouvoirs (...) ». C’est la notion de pouvoir qui ici nous intéresse et sa mise en relation avec le cinéma par analogie a l’hypnose. Barthes montre que si le procédé hypnotique possède le pouvoir de guérison c’est parce qu’il possède celui de la « fascination cinématographique ». Mais ce pouvoir de fascination n’est -il pas une composante du pouvoir de manipulation idéologique ? Pour La Boétie « les hommes peuvent être fascinés, pour ainsi dire ensorcelés par le nom d’un seul alors que chacun sait que le chef est seul. »

Dans cette perspective du « Discours de la servitude volontaire » (La Boétie, 1576), ne pourrait- on pas percevoir la relation « cinéma - spectateur » comme un rapport « domination - servitude volontaire » ?

En considérant le cinéma comme un processus au pouvoir hypnotisant, Roland Barthes ne nous invite-t-il pas à le voir comme un outil de manipulation idéologique ?

L’exercice de cette manipulation est méthodique, et démarre par le conditionnement a l’hypnose, la préparation d’une « situation de cinéma » à l’extérieur et à l’intérieur de la salle de projection. Une fois ces conditions remplies la projection-hypnotisante peut s’effectuer. La fascination et la sidération filmique s’installe rapidement, l’écran devient un festival d’affect pour ce spectateur dans un état hypnoïde. L’image devient miroir pour mieux leurrer l’individu et modeler sa conscience. L’Imaginaire devient Idéologique. Mais Roland Barthes explore cette pratique comme spectateur et comme philosophe, il résiste à cette habitude de la fascination, en proposant de se « décoller du miroir », par un effort de distanciation et de dédoublement. Une distanciation nécessaire pour éviter à la conscience de « s’abimer » dans un Imaginaire trop profond.


CONDITIONNEMENT


Avant de sortir d’une salle, il faut y rentrer. C’est dans cet intervalle que ce joue le consentement, la propension de l’individu à se mettre en condition pour être fasciné et manipulé. Toute l’originalité de La Boétie est d’analyser le pouvoir non pas comme quelque chose d’imposé totalement mais d’en partie consentie par les individus. Personne ne force physiquement les individus à aller au cinéma, c’est principalement cet attrait pour la fascination filmique qui les y amènent. Il y aura toujours différentes raisons pour aller au cinéma, et différents usages de la salle et du film. Mais dans le texte, le sujet est un habitué.

Roland Barthes est accoutumer à la pratique du cinéma, l’usage du cinéma reste marqué par son enfance et les films de Charlie Chaplin. Dans les années 60 son agenda planifiait une séance pratiquement tous les soirs. Il va le plus souvent au cinéma avec ses amis comme Edgar Morin, et alterne entre films grands publiques et films d’auteurs. (Roland Barthes et le cinéma, Michel Ciment, France Culture 2015). Roland Barthes va donc régulièrement au cinéma, c’est une activité sociale régulière, c’est une de ces habitudes. Pour La Boétie, « la première raison de la servitude volontaire, c'est l'habitude ».

C’est cette habitude que Roland Barthes va questionner, qu’il va mettre en intrigue et regarder avec distance à travers le prisme de la psychanalyse et de la philosophie.

Pour arriver à l’état hypnoïde, selon Breuer, il faut deux conditions : un état de rêverie crépusculaire et la survenue d’un affect. C’est avant même son entré dans la salle de cinéma que l’état crépusculaire se développe, quand le spectateur marche dans la rue, a la tombé de la nuit, au moment liminaire ou la lumière du soleil ne nous atteint plus que par sa réflexion dans le ciel. Dans cette intervalle avec la nuit, c’est le « vide » qui caractérise le temps, « l’inemploi » et «l’ oisiveté » le mouvement des corps. Telles sont posées les conditions pour une « situation de cinéma ». Le terme situation est ici à double sens, comme la situation spatiale de « la salle » et comme désignation d’un ensemble d’évènements et de relations qui formeraient une humeur, un état.

Altéré par le plaisir de la promenade et le désir filmique, le spectateur doit se résigner à un choix de film, un choix de salle. La conscience s’égare, le spectateur avance d’affiche en affiche, de publicité en publicité, de néon en néon, il est disponible aux suggestions, aux manipulations. Quand il rentre dans la salle, le conditionnement continue, l’acoustique de la salle plonge l’espace dans un calme feutré, les voix chuchotes, tous attendent de se retrouver dans le noir. Ce « « noir » du cinéma », celui qui symbolise cette condition pré-hypnoide, celui qui vient rajouter de la substance dans la salle, de « l’érotisme » et de l’isolation.

« L’obscurité fut organisé, isolant le spectateur (..) dissolvant les résistances diurnes et accentuant toutes les fascinations de l’ombre » (Edgar Morin).

L’isolation s’organise pour mieux contrôler les individus. Ainsi a une « disponibilité des corps » s’ajoute une disponibilité des consciences. (L’aménagement des espaces publics, de la rue ne participerai t-il pas lui aussi a une sorte de contrôle sur les individus ?)


ETAT HYPNOIDE & FASCINATION CINEMATOGRAPHIQUE


Cet Etat Hypnoïde est un « type particulier de dissolution de la conscience, survenant en dehors du sommeil, dans lequel les contenus de pensée sont analogues à ceux du rêve » (Breuer). Les conditions sont presque réunies : enfermé dans son « cocon cinématographique » le spectateur est maintenu dans sa « rêverie crépusculaire », en attente de son hypnotisation. Mais pour que cet état finalement se réalise, il faut la survenue d’un affect, ce que Barthes appel le « travail invisible des affects ». Et c’est le film ce « festival d’affects », qui va servir de décharge pulsionnelle. C’est par « une lumière » que ce festival commence. C’est « Ce cône dansant qui troue le noir » et donne de la brillance à l’écran, qui est la source de la fascination cinématographique. L’impression d’authenticité, rappelle le monde que l’on regarde à travers « le trou d’une serrure », avec discrétion.

Tous regardent avec fascination, car les images qui apparaissent n’ont rien à envier à la réalité. La représentation ne semble pas défigurée le monde réel à qui elle empreinte certaines de ces composantes, de ces signes qui marquent pour Roland Barthes un « effet de réalité ». C’est ce « vraisemblable » qui rend possible ce qui a été rêvé en le projetant dans l’Imaginaire du spectateur (Angel Quintana, 2008). L’écran devient un miroir, un « « autre » imaginaire à qui je m’identifie narcissiquement ». C’est cette identification qui produit chez le spectateur une stupeur émotive, autrement dit une « sidération filmique ».

« Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs » (André Bazin). Dans cet expérience du miroir l’image acquiert un caractère formateur (J.Lacan). Amplifier par le son et les images acoustiques, c’est cette caractéristique formatrice qui donne aux images leur pouvoir de manipulation. Un pouvoir qui va s’exercer directement sur la conscience, rendue disponible par l’état hypnoïde. Une impression de vérité remplie ce « cube opaque » dans lequel baignent une multitude de rêveurs. Le spectateur plonge dans le « miroir de l’écran », captivé, capturé, il « colle à la représentation » du monde.

Mais cette représentation n’est qu’un « leurre parfait », « ressemblant ». La fascination est ici à prendre au premier degré : « Attirer, dominer, immobiliser un être vivant en le privant de réaction défensive par la seule puissance du regard » (Larousse, 2017) Cette puissance du regard, cette fascination cinématographique, n’est-elle pas un synonyme du « charisme » au sens de Max Weber ? Un cinéma qui entretiendrait une « domination charismatique » sur ces spectateurs, et qui trouverai sa légitimation dans la routinisation de la pratique quotidienne de la salle de cinéma ?

« Nous appellerons charisme la qualité́ d’un personnage qui est considéré́ comme doué de forces et de qualités surnaturelles ou surhumaines(...)(thérapeute)(...),ou au moins spécifiquement extra-quotidiennes qui ne sont pas accessibles à tous.., ou comme envoyée par Dieu, ou comme exemplaire, et qui pour cette raison est considérée (gewertet) comme « chef ».( Economies et sociétés. Max Weber)

Ainsi, l’autorité du cinéma ressentie comme fondée sur certains dons « surnaturels » comme le « guerrissement », ne repose-t-elle pas aussi sur la mise en scène (la rue crépusculaire, la salle obscure) et sur le pouvoir de fascination des images ?

Pour Roland Barthes, il n’y a pas que l’image qui « peut produire le retentissement de la vérité », qui peut manipuler et leurrer en se déployant par « coalescence », analogie et ressemblance. Barthe associe l’image, l’Imaginaire a l’Idéologique car « L’ideologique » se caractérise aussi par sa « sécurité analogique », sa « naturalité », sa « vérité ».

L’imaginaire devenu Idéologique « articule son discours » dans la conscience des spectateurs à travers un miroir qui devient ambivalent, à la fois miroir narcissique et individuel et miroir maternel et sociétal. Roland Barthes décèle donc à travers sa pratique du cinéma, deux types de fascination à l’œuvre, deux type d’« hypnoses » : L’Hypnose Imaginaire et L’Hypnose Idéologique. Le spectateur conditionné et doublement hypnotisé n’a que peu de chance de prendre conscience de la construction et de la mise en scène du processus dans lequel il se trouve littéralement enfermé.

Mais Roland Barthes résiste à cette pratique manipulatrice :

« Lorsque je résiste à l’analogie, c’est en fait à l’imaginaire que je résiste : à savoir : la coalescence du signe, la similitude du signifiant et du signifié, l’homéomorphisme des images, le Miroir, le leurre captivant » (Roland Barthes. Roland Barthes, 1975)

Il veut se réveiller de cette hypnose, sortir de cette « hystérie classique » qui veut que « l’imaginaire disparaitrait des lors qu’on l’observerait ». Barthe emploi ici le conditionnel passé pour insister sur le caractère hypothétique de sa sentence, comme un fait non vérifié. Pour se réveiller, sortir de cette hypnose il prend l’exemple de « l’effet brechtien de distanciation », et des « procèdes de l’art épique ». Mais sa proposition va prendre une dimension plus philosophique.


DISTANCIATION PHILOSOPHIQUE


« Toujours en est-il certains qui, plus fiers et mieux inspirés que les autres, sentent le poids du joug et ne peuvent s’empêcher de le secouer ; qui ne se soumettent jamais à la sujétion [...] Ceux-là ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les ignorants encroûtés, de voir ce qui est à leurs pieds, sans regarder ni derrière, ni devant ; ils rappellent au contraire les choses passées pour juger plus sainement le présent et prévoir l’avenir. Ce sont ceux qui ayant d’eux-mêmes l’esprit droit, l’ont encore rectifié par l’étude et le savoir. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l’y ramèneraient ; car la sentant vivement, l’ayant savourée et conservant son germe en leur esprit, la servitude ne pourrait jamais les séduire, pour si bien qu’on l’accoutrât. » (Discours de la servitude volontaire. La Boétie, 1576)

Roland Barthe pour se détacher de ce « poids » du cinéma, préconise la distanciation. D’abord au sens de Berthold Brecht. Pour Brecht, la distanciation doit s’inscrire dans le jeu des comédiens pour limiter l’effet d’identification du public. Les spectateurs ne sont pas de simples observateurs a hypnotiser, il veut mobiliser le spectateur par le déroulement de la représentation (Théâtre en lutte. Olivier Neveux, 2007). Brecht pousse les spectateurs à prendre conscience de la construction de l’œuvre et par extension de la société.

Ici la distanciation est un procédé constitutif de l’œuvre, elle est transmise au spectateur par un « effet brechtien de distanciation » qui a pour but de recourir au « regard critique » du spectateur. Un procédé théâtral mais qui appliqué à une œuvre cinématographique aurait le même effet : de rompre cette « fascination filmique » et cette « hypnose du vraisemblable ».

Or pour Barthes il serait possible que cette distanciation vienne directement du spectateur, du sujet. Barthes propose de se « décoller du miroir » par un dédoublement philosophique : « comme si j’avais deux corps en même temps».

Pour se réveiller, sortir de la servitude et de la fascination, Barthes créer la distance et l’observation. Le dédoublement a eu lieu tout le long du texte, et commence par l’alternance du « il » et du « je ». Le lecteur assiste à un jeu de va et vient entre le regard fasciné d’un spectateur et le regard curieux du philosophe.

Barthes se dédouble, il est « corps narcissique » intériorisé qui se perd dans « une relation » au miroir et il est « corps pervers » spatialisé qui observe et fétichise une « situation ». L’un permettant de prendre de la distance sur l’autre. Barthes énonce donc deux « distances » fragmentaires qui se synthétisent dans une totalisante : « une distance amoureuse ».

Ainsi il fait le lien avec le début de son texte, son postulat de recherche : « il aime à sortir d’une salle de cinéma », comme si à travers cette exploration de son expérience cinématographique urbaine il en avait déduit sa réponse et trouvé sa méthodologie « une distance amoureuse ». Par cette « distance amoureuse », Roland Barthes donne effectivement les clés d’une réflexion philosophique pour se dégager de la manipulation politique et de la servitude volontaire, néanmoins son propos tient une dimension plus générale et plus sensuel qui tend à ne pas réduire la complexité du monde a une dimension politique. En utilisant cette approche amoureuse, il nous propose une méthode qui permettrait d’interroger ce « Réel », qui se trouve « toujours à distance ». Pour Barthes la distance amoureuse n’est pas déchirure ni crevasse, elle est une tension qui permet de résister entre la répulsion et la fascination, elle est l’intervalle essentiel pour appréhender le monde.